L’art contemporain revendique volontiers l’héritage des « maudits » et des scandales du passé.
Et cependant, « artistes » et laudateurs d’aujourd’hui ne réalisent pas
que leurs scandales ne combattent plus les tenants de l’ordre dominant,
mais ne constituent en fait qu’un outil de plus de la domination
bourgeoise.
“La Vénus aux chiffons”, œuvre de
Michelangelo Pistoletto (artiste italien contemporain co-fondateur de
“l’Arte Povera”), actuellement exposée dans l’aile Denon du musée du
Louvre.
Par ce qu’il prétend dénoncer, l’« art » dit « dérangeant »
participe de la domination libérale, capitaliste, oligarchique et
ploutocratique, à la destruction du sens collectif au profit de sa
privatisation, à cette démophobie qui a remplacé dans le cœur d’une
certaine gauche la haine des puissants et des possédants. Cet « art »
dit « dérangeant » est en parfaite harmonie avec ces derniers.
Épargnons-nous un discours qui, trop
abstrait, serait rejeté par les concernés, les défenseurs de cette
pitrerie libérale-libertaire nommée « art contemporain ». Prenons donc
quelques exemples, quelques « scandales » ou actions représentatives de
ces dix dernières années.
En 2002, l’Espagnol Santiago Sierra fait creuser 3000 trous (3000 huecos,
en castillan) à des ouvriers africains pour un salaire dérisoire afin
de, nous apprend-on, dénoncer l’exploitation capitaliste, revendiquant
une « inspiration contestataire axée sur la critique de la
mondialisation, de l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’inégalité
des rapports Nord-Sud et de la corruption capitaliste.
Il n’hésite pas à faire intervenir
dans ses performances des sans-papiers, des prostituées, des drogués et à
les rémunérer pour leur présence », apprend-on en effet, par exemple sur le site d’
Arte TV [1]. Exploiter pour dénoncer l’exploitation : à ce titre, on pourrait bien aller jusqu’à voir un artiste supérieur en
Lakshmi Mittal, par exemple.
En 2009, le costaricien Guillermo Habacuc Vargas (cf. site personnel)
organise, pour l’inauguration d’une expo à Milan, un banquet préparé
avec la sueur des immigrants (littéralement : la nourriture contenait la
sueur collectée des immigrants qui l’avaient préparée). Deux ans plus
tôt, il s’était fait connaître parce qu’il aurait laissé mourir
un chien, cela constituant une « œuvre » (la réalité de l’évènement –
le galeriste a annoncé par la suite que le chien avait en fait été libéré – s’est effacée derrière la rumeur mondiale, qui fit l’affaire de ce médiocre). Fin 2012, le Belge Jan Fabre provoque un violent scandale – qui lui vaut d’ailleurs des coups et menaces physiques – pour un lancer de chats dans l’hôtel de ville d’Anvers. Pourquoi cette « performance » ? Pour un hommage au cliché Dali Atomicus…
Tenons-nous en à ce court inventaire pour l’instant : d’autres exemples suivront.
Merde aux petites gens : les élites contre le peuple
Qui donc dérange l’art dit
« dérangeant » ? Que cherche-t-il à déranger ? Sont-ce les oppresseurs
qui sont visés ? Bien sûr que non. Les dominants (le système capitaliste
et ses organisateurs, le marché de l’art, les institutions validatrices
et promotrices de l’art, les bourgeois cons-sommateurs de ce
non-art con-tant-pour-rien), habitués aux registres de la parodie, de la
provocation, de l’outrance, se satisfont du renouvellement des
pitreries et des gesticulations.
Ceux que visent les provocations de l’art contemporain, dans bien des cas, sont surtout les gens ordinaires, ceux que les merdias
appellent les « anonymes » parce que leur donner un nom, un droit à
s’exprimer, est hors de question pour ces fameux « démocrates » –
entendre le mot davantage au sens du parti politique américain
capitaliste et libéral, qu’au sens antique et étymologique.
Ce sont bien les « non-initiés » aux
prétendus arcanes de l’« art » contemporain qui sont visés, les
personnes extérieures à cet incestueux milieu, à ces coquetteries
conceptuelles de bourgeois et de
larbins wannabe.
Pourquoi « déranger » ces gens ordinaires ? Parce qu’ils seraient
dangereux ? rétrogrades ? secrètement puissants ? Parce qu’ils
porteraient en eux
le-germe-de-la-Bête-immonde-qui-rappelle-les-heures-les-plus-sombres-blablabla ?
« Ceux que visent les provocations de l’art contemporain, dans bien des cas, sont surtout les gens ordinaires, ceux que les merdias appellent
les « anonymes » parce que leur donner un nom, un droit à s’exprimer,
est hors de question pour ces fameux « démocrates »
Rapporté à l’énorme puissance
financière, médiatique et symbolique du milieu – bourgeois – de l’art
contemporain et de ceux qui le défendent, c’est pourtant dérisoire.
C’est aussi piteux et veule que l’attitude des «
éditocrates », cette bavarde racaille de
naintellectuels
médiatiques, à l’endroit des dominés et des « anonymes » (fermeté,
mépris ou indifférence) [2]… mais toujours serviles devant le Capital et
la ploutocratie libérale.
Car n’est-il pas connu que les classes
laborieuses sont des classes dangereuses, réactionnaires et mal
éduquées ? Et que, à l’inverse, les grands patrons, les décisionnaires
économiques et la
jet-set politique sont dans le camp du Bien et du Progrès, celui qui se réunit en club de gens bien éduqués,
au Siècle
et qui toujours dira non à la
Bête-immonde-et-aux-heures-les-plus-sombres ? D’ailleurs, les
ploutocrates bien éduqués tels que Pinault ou Cartier, ne sont-ils pas
de gentils progressistes amoureux de l’art et de la culture, comme
l’atteste leur fondation ?
À la vérité, il y a que les gens
ordinaires, les classes populaires, les campagnards, les banlieusards,
mais encore les personnes de conviction (religieuse, politique,
patriotique, culturelle…) ne méritent pas le respect – ni pour les
policaillons arrivistes, ni pour les fonctionnaires validateurs de
l’ââârt d’État, ni pour les pirates de la ploutocratie mondialisée… ni
pour les « artistes » dits « dérangeants », communiant dans le mépris du
peuple avec les maîtres du monde.
Quoi de plus logique en effet, au nom de l’ââârt démophobique, que de
faire atterrir en hélicoptère (il ne serait pas inintéressant de savoir
qui a financé cette pitrerie forcément coûteuse) des femmes déguisées
en Blanche-Neige et armées et de les laisser défiler entre les étals
d’un marché provincial ? Qu’importe si ça colle la pétoche à ces gueux
[3] ; oui, qu’importe si le « sale peuple » ne voit que la kalachnikov
et les déguisements de Blanche-Neige…
Heureusement pour son ââârt, Catherine
Baÿ (cf. vidéo en tête de l’article), soutenue par les ronds-de-cuir
validant l’art officiel d’État, aura par ailleurs la chance de
faire l’intéressante au sein de l’institution beaubourgeoise… et de trouver ainsi un public d’esprits éclairés à la hauteur de son ââârt, qu’on appelle
les élites, c’est-à-dire plus exactement ce que
Christopher Lasch nommait «
les nouvelles élites du capitalisme avancé ».
Dans un registre proche, citons
un passage relatif à un certain Joseph Van Lieshout, qui rappelle que
tout ce néant n’est au fond pas si « dérangeant » pour le système et
qu’il ne vaut au fond guère mieux que des jeux de grands gamins
inconséquents, indifférents au monde extérieur : « Lorsque Van Lieshout,
à Rabastens, dans le Tarn, sillonne avec ses petites copines les rues
de la bourgade à bord d’une Mercedes surmontée d’une mitrailleuse,
installe un « baisodrome » sur la place du marché, entre vendeurs de
coupons de tissu et de boudin noir et mime avec des gestes stéréotypés
des poses de beuveries, il défraye à bon compte le landerneau. Mais en
quoi cela gêne-t-il le système ? Au contraire, le spectaculaire, le
burlesque, l’alimentent » [5].
Ce prétendu « art », au fond, n’a aucune
vertu positive : il n’éclaire ni ne grandit l’individu ; il ne
l’exhausse pas, il ne lui enseigne rien, il ne lui montre nulle part ce
qu’il peut avoir de meilleur ou de grand – ni d’ailleurs de pitoyable –
parce que, au fond, il ne croit en rien et n’a rien à enseigner, aucune
valeur civilisante. Il refuse d’élaborer des repères symboliques, de
défendre une vision, qui peuvent donner à une société et aux individus
qui la composent de la dignité.
Pour l’essentiel il dégrade l’individu,
ajoute de l’incompréhension et de l’absurde à un monde absurde et
opaque, à des existences morcelées, à une société en éclats conforme au
projet
libéral parcellitariste et au fameux mot de Margaret Thatcher selon lequel «
il n’existe rien de tel que la « société » » (lire en anglais la
citation intégrale), mais seulement des individus.
Ce prétendu « art » ne
fait que célébrer le règne de l’arbitraire individuel, où le symbole
d’un seul — exigeant qu’on en passe par sa tête ou l’intromission des
experts théoriciens ou « critiques », ces néo-oracles chargés de
déchiffrer ce qui n’a guère de sens et qui occupent dans le champ
artistique une place comparable à celle des « experts » toujours
néolibéraux de l’économie qui par leur amour de la complexité sont les
grands confiscateurs de la démocratie, grands empêcheurs d’appréhension
par la collectivité de sa destinée – vaut mieux que l’effort d’un
langage commun.
Tandis que l’art fut à
travers l’histoire en majorité la production de formes, de signes, de
symboles donnant leur cohérence à une culture, donnant à l’individu et
au Je, le cadre de sa liberté parce qu’intégrée à la collectivité et au
Nous, cet « art » affirme haut et fort le règne sadien de la pulsion
égoïste d’êtres avant tout corporels, où les corps et la chair mêmes
semblent réduits à n’être qu’un matériau indifférencié des autres, et où
le souci d’autrui s’efface derrière un mépris tantôt diffus et tantôt
éclatant de l’être humain.
Détruire les tabous, détruire la civilisation
« Car que recouvrent les appels
répétés à transgresser, à dénoncer et détruire les tabous ? Une ambition
sadienne : un retour à l’état de nature, la destruction des principes
civilisants, la préférence à la pulsion égoïste plutôt qu’aux normes
sociales, une conception au fond arriérée, pré-civilisationnelle de la
liberté »
Car que recouvrent les appels répétés à
transgresser, à dénoncer et détruire les tabous ? Une ambition
sadienne : un retour à l’état de nature, la destruction des principes
civilisants, la préférence à la pulsion égoïste plutôt qu’aux normes
sociales, une conception au fond arriérée, pré-civilisationnelle de la
liberté. Sur cette liberté-là, il y a lieu de s’interroger. Sigmund
Freud traitait déjà en 1929, dans le chapitre III de
Malaise dans la civilisation :
« Cette tendance à l’agression, que
nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit
l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation
dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la
civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui
dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est
constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne
suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus
fortes que les intérêts rationnels.
La civilisation doit tout mettre en
œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les
manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique (…). Si
la civilisation impose d’aussi lourds sacrifices, non seulement à la
sexualité mais encore à l’agressivité, nous comprenons mieux qu’il soit
si difficile à l’homme d’y trouver son bonheur. En ce sens, l’homme
primitif avait en fait la part belle puisqu’il ne connaissait aucune
restriction à ses instincts. En revanche, sa certitude de jouir
longtemps d’un tel bonheur était très minime. L’homme civilisé a fait
l’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité ».
Merde aux tabous : Il est interdit d’interdire !
Et c’est bien ce à quoi s’attelle ce soi-disant « art contemporain »,
selon une logique libérale-libertaire et progressiste : chacun fait ce
qu’il veut et sans se soumettre à des critères communs, car il faut
aller vers un homme meilleur, débarrassé de ses pudeurs, ces archaïsmes.
Dès lors, l’art peut consister en – littéralement – une série de branlettes (
performance « Seedbed », de Vito Acconci, 1972), en des vomissements sur toile accompagnés d’un duo chantant (
performance de Millie Brown, en 2011), en l’utilisation de : son sang (le boudin que fait avec son propre sang
Michel Journiac, les orgies de sang de porc des Actionnistes viennois, la performance «
Barbed Hoola » à l’alibi politique de
Sigalit Landau ; citons encore
Gina Pane,
Marina Abramovic… ou, plus récemment, les popstars junkies Amy Winehouse et Peter Doherty) ; sa merde (le fondateur
Piero Manzoni, mais aussi
Jacques Lizène,
Pierrick Sorin,
David Nebreda…) ; les tourments de son intimité (
Sophie Calle,
Jonathan Meese,
Louise Bourgeois et autres charlatans des « mythologies personnelles ») ; son arbitraire (ne citons que la
ridiculissime Audrey Cottin) ; ou du vide, littéralement :
Exposition des vides, à Beaubourg –
sic – mais ne riez pas, philistins !
N’avez-vous donc pas compris qu’il est ici question d’ «
interrogation de l’espace » ? Êtes-vous donc si incapables d’«
[expérimenter] (…) un vide où advient la conscience de son propre corps dans un espace qui n’est pas neutre » ?
« Les provocations du XIXe
siècle voulaient émanciper ; celle d’aujourd’hui veulent humilier,
ringardiser, taire, tourner en dérision toute valeur, détruire les
cadres et repères civilisants, ajouter un rire imbécile à l’universelle
imbécillité de la Société du Spectacle et de la postmodernité. »
Pour éviter d’étirer à l’infini cet
article, renvoyons enfin à quelques « artistes » dont la démarche
consiste à sauter par-delà le tabou, au fondement même de la
civilisation, du respect du cadavre :
Teresa Margolles et le groupe SEMEFO (Mexique), le groupe Cadavre (Chine), dont les « œuvres » sont notamment une
tête de fœtus humain sur un corps de mouette ou la «
performance » Eating People de Zhu Yu consistant à manger un fœtus humain.
Mentionnons encore le grand photographe
américain Joel Peter Witkin, dont les mises en scènes macabres et
hautement esthétiques ont pour matériau des morceaux de cadavres. Sur
cette thématique, difficile de ne pas rappeler les cadavres plastinés de
Günther von Hagens (1/3 Victor Frankenstein, 1/3 Josef Mengele, 1/3
Honoré Fragonard), succès massif partout dans le monde, fut
interrompue à Paris en 2009, puis
cette année à Bruxelles ; entre autres abjections dont il s’est rendu maître, signalons encore son
« supermarché de la mort ».
Mentionnons encore ce symptomatique
article relatant l’exposition « Tous cannibales ! » à la Maison Rouge en
2011, dont l’auteur invitant à
« déculpabiliser le cannibale qui sommeille en nous »… «
Le tabou, c’est tabou, nous en viendrons tous à bout », pourraient entonner les « artistes » cons, tant, pour rien.
Serait donc risible et
condamnable, fatalement « arriéré » et « réactionnaire » qui s’oppose à
cette vision libérale-progressiste selon laquelle tout principe, tout
tabou, toute limite, est un mur à abattre, non un cadre et un ensemble
de repères, certes discutables, mais surtout structurants.
L’art contemporain constitue donc bien souvent une attaque massive
contre les principes de pudeur et de cette « décence ordinaire » chère à
George Orwell.
Les provocations du XIXe siècle
voulaient émanciper ; celles d’aujourd’hui veulent humilier,
ringardiser, taire, tourner en dérision toute valeur, détruire les
cadres et repères civilisants, ajouter un rire imbécile à l’universelle
imbécillité de la Société du Spectacle et de la postmodernité. Pure
cochonnerie de cette ère où une expression si courante consiste à dire
que « de toute façon, tout est relatif ».
Toutes ces manifestations
« provocantes », tous ces artistes « dérangeants » visant à se « défaire
des tabous »[6], sont radicalement semblables à tout ce mépris qui n’en
finit plus de déferler dans la bouche des élites démophobes en
sécession contre le peuple : « propos de PMU », « populistes ! », etc.
Car c’est une éthique censitaire
qu’il y a là derrière. Et toutes les poses vaines des « rebellocrates »
n’y font rien : le capitalisme n’est pas menacé par ces âneries ; il
est, au contraire, conforté dans sa dynamique de destruction des limites
morales, repères symboliques, frontières et enracinements, tout cela
qui permet à chacun d’avoir une dignité en s’inscrivant dans une
histoire, des particularismes culturels, des symboles collectifs, de
s’appuyer pour se construire en tant qu’individu sur des repères
identitaires qui seuls permettent de s’ouvrir sur le monde – et non de
se penser comme une monade.
L’art contemporain contre la démocratie
« Cet art n’est ni politique ni démocratique : il se fiche de la polis et méprise le démos ;
il est foncièrement anti-culturel et anti-civilisationnel puisque les
deux exigent que le Nous prime sur le Je, que le Nous soit la condition –
limitée, encadrée, donc civilisée – de la liberté du Je »
Cet « art » dit « dérangeant » n’élève
pas : il dégrade. Il valorise l’idée d’individus comme monades, comme
îlots, comme isolats. Tout ce dont, précisément, le système marchand se
repaît : plus l’être est isolé, moins il a de repères et plus il en
cherche. Et ceux, inaccessibles, que lui propose le système des
représentations de
la Société du Spectacle, ne génèrent que de la frustration.
La solitude et la honte de soi sont les
conditions mêmes du consumérisme de masse. Et contre cela, malgré des
dénonciations çà et là dans le monde de l’art contemporain, rien n’est
énoncé, ou si peu. La dynamique générale est précisément celle de la
privatisation du sens, du repli sur son nombril et sa
« mythologie personnelle ».
Il n’est donc guère surprenant que,
rejetant la culture, la civilisation, les critères, les frontières,
l’art contemporain soit si souvent égocentrique, pleurnichard,
autistique, de Sophie Calle à David Nebreda, en passant par Louise
Bourgeois, Jonathan Meese.
Des démarches toutes en phase avec l’individualisme de masse du temps, qu’on aurait tort de qualifier de narcissisme,
puisque Narcisse était amoureux de son image, tandis que bien des
artistes ont d’eux-mêmes une image dévalorisante d’éternels adolescents
incapables de devenir adultes en prenant en compte pleinement
l’existence d’autrui, la société, donc les symboles et les limites qui
bornent l’affirmation d’une singularité. Autant de démarches qui
rappellent les propos de Tocqueville selon qui la pulsion individualiste « fait
oublier à chaque homme ses aïeux, mais lui cache ses descendants et le
sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et
menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre
cœur » [7].
L’art contemporain, dans son versant
« provocant », ne menace ni ne dénonce le consumérisme, l’addiction aux
nouvelles technologies, le culte du choc, du sexe et du bling-bling, la
haine de la Beauté et des symboles. Même quand il prétend le faire, ce
n’est que pour reproduire à l’identique — sans sublimation, donc — ce
qu’il dénonce. Ce faisant, il participe de la même dynamique de
« culture » globalitaire.
Par son caractère abscons, voire autistique, parce que rejetant les symboles, codes et langages permettant un sens commun,
il privatise le sens, rend illisible ce qu’il énonce (puisqu’il faut
passer par sa tête, par tel texte abscons ou tel « médiateur » récitant
le catéchisme de l’orthodoxie de l’art), si bien qu’il est impossible à
cet art de nourrir l’esprit, d’aider à se percevoir, à se comprendre soi
dans son rapport au monde, à autrui, aux limites, donc à la société, à
la communauté, à la civilisation.
Cet art n’est ni politique ni démocratique : il se fiche de la polis et méprise le démos ;
il est foncièrement anti-culturel et anti-civilisationnel puisque les
deux exigent que le Nous prime sur le Je, que le Nous soit la condition –
limitée, encadrée, donc civilisée – de la liberté du Je.
Et cet art méprise d’autant plus la polis et le démos
qu’il n’est, en fait, de nulle part. Que, tout comme McDonald’s ou
H&M, il peut indistinctement s’exposer à Tokyo, à Rome, à New York
ou à Johannesburg, car il est sans ancrage, sans passé, sans langage.
Apatride comme les élites bourgeoises et les néoféodales oligarchies
ploutocratiques, qui partout détruisent la démocratie au profit du
marché et de l’État répressif.
Cet « art »-là n’a rien de politique,
donc, et encore moins de révolutionnaire – sauf à comprendre le mot au
sens le plus strict d’un retour aux origines, d’une grande boucle
consistant à revenir à la sauvagerie pré-civilisationnelle, cette bonne
vieille aspiration sadienne. La sécession qu’il propose, n’est pas celle
d’avec les élites capitalistes et antidémocratiques, mais d’avec le
peuple, d’avec l’histoire, d’avec la tradition, d’avec les tabous, les
normes, les cadres – et pourquoi pas les lois elles-mêmes ?
Loin d’être révolutionnaire au
sens de rupture avec l’ordre établi, il y est en fait totalement
intégré, et ses « provocations » et « dérangements » sans cesse vantés
ne sont que les formes perpétuellement régénérées de la culture de masse
dont parlait Christopher Lasch, nécessaires au renouvellement
du capitalisme libéral-libertaire, en tant que culture de l’illimitation
et d’indifférence à l’Autre.
Or, sans morale, sans limites à la
liberté de chacun, il n’y a pas de civilisation possible. Tous les
chefs-d’œuvre du passé s’inscrivaient dans les limites morales et
politiques, les codes artistiques, qui étaient les conditions mêmes de
l’existence d’une civilisation. Même lorsque le scandale existait, il
restait circonscrit au cadre de l’art, c’est-à-dire à un jugement à la
fois éthique et esthétique, les deux étant indissociablement reliés – il
suffit de se souvenir que pour Diderot, l’art avait une vocation
civique, donc une responsabilité (
« Obligation
faite à une personne de répondre de ses actes du fait du rôle, des
charges qu’elle doit assumer et d’en supporter toutes les conséquences »,
CNRTL).
Que des critiques jugeassent que Van
Gogh n’était pas un artiste ou que les productions des Expressionnistes
traduisissent une dégénérescence de l’esprit selon la théorie de Max
Nordau, cela signalait précisément l’existence d’un abord d’où juger,
donc des critères moraux, sociaux, esthétiques – lesquels ne sont pour
autant pas figés à jamais (l’art du temps de Robert Campin n’est pas
celui du temps de Jacques-Louis David, et cependant dans les deux cas
des critères existent, qui ne relèvent pas de l’arbitraire d’une caste
confisquant le mot « art »).
Si l’on examine de près
l’idéologie qu’est « l’art contemporain », il en ressort que ce fatras
d’imbécillités libérales et progressistes, n’est au fond qu’un vaste
mouvement contre la culture et, partant, contre la civilisation.
Proclamant le règne de la pulsion et de l’arbitraire individuels, il
rejette de fait le sens commun et la possibilité de faire communauté. À
ce titre, l’art contemporain n’est que l’alibi « culturel » et le bras
armé du capitalisme néolibéral et des valeurs libérales-libertaires où
communient les élites de droite et celles qui se pensent encore de
gauche cependant qu’elles ont du peuple le plus profond mépris.
______________________________________________________
Notes :
[1] Sur le site du centre d’art andalou Fundación NMAC, on peut lire cet explicatif : « Ses
œuvres reflètent son inconformité face au système social dans lequel
nous vivons et mettent en évidence les différences sociales et raciales.
Le concept principal sur lequel se base sa trajectoire artistique est
relié avec le travail, surtout celui des immigrants et des marginaux de
la société, avec l’absence d’opportunités et la soumission à l’activité
du travail ayant pour fin le salaire et l’entretien du système
capitaliste. Selon ces prémices, dans quelques-uns de ses travaux,
l’artiste a engagé contractuellement des travailleurs pour réaliser des
actions inutiles durant une journée de travail »
. («
Sus
obras reflejan su inconformidad ante el sistema social en el que
vivimos y ponen en evidencia las diferencias sociales y raciales. El
concepto principal en el que se basa su trayectoria artística está
relacionado con el trabajo, sobre todo con el de los inmigrantes y los
marginados sociales, con la falta de oportunidades y la sumisión a la
actividad laboral con el fin de recibir un salario y permitir el
funcionamiento del sistema capitalista. Siguiendo esta premisa, en
algunos de sus trabajos, el artista ha contratado a trabajadores para
realizar acciones inútiles durante una jornada laboral »
).
[2] Qu’on se souvienne de la leçon de civisme
que donne du haut de son surplomb bourgeois ce nabot de Pujudas à
Monsieur Xavier Mathieu, délégué syndical CGT de Continental ; qu’on se
souvienne l’indifférence et le mépris de l’éditocratie à l’encontre de
Mademoiselle Nafissatou Diallo, lorsque le bien aimé
ploutocrate-acronyme DSK fut accusé de viol ; et plus généralement, idem
pour les banlieusards, les immigrés, le monde ouvrier, la paysannerie,
les précaires, etc.
[3]
Le Parisien rapporte ces propos d’une femme relayés par le journal local
Centre Presse : «
J’ai cru qu’ils allaient faire un hold-up ! ».
[4] Ne faisons pas preuve de philistinisme facile : la vraie intention de Catherine Baÿ, c’est de générer des rumeurs, afin que les gens se parlent.
Cette conception d’un art consistant en somme à faire quelque chose
d’absurde pour faire se parler les gens, est aussi celle du Belge
Francis Alÿs, lorsqu’il pousse un grand cube de glace dans les rues de
Mexico (Paradox of Praxis (Sometimes Making Something Leads to Nothing), 1997) : «
La dispersion laisse voir un paradoxe, comme le titre le suggère. Si
l’objet disparaît (le bloc de glace), son effacement produit en retour
un déplacement vers une autre sorte de mobilité où c’est le geste qui
survit par le récit de ceux et celles qui raconteront leur version ou
plutôt leur portion de l’histoire de cette étrange glace. Raconter
implique de disséminer dans l’espace et dans le temps » (Marie Fraser, à lire ici)…
[6] Citons un seul récent exemple, symptomatique, à savoir le
texte de présentation du festival parisien Zone d’occupation artistique (ZOA), organisé par Sabrina Weldman et qui s’est tenu en octobre 2012 à La Loge (Paris) : «
Rebelle,
hors-cadre, ZOA, Zone d’occupation Artistique, est une nouvelle
manifestation qui souhaite mettre en lumière la jeune génération de
chorégraphes et de performeurs. En un refus de se plier aux convenances
et aux tabous, ce festival entend donner une visibilité à des artistes
émergents : inscrits dans notre temps, ils lui font écho par des
propositions brassant l’identité, la relation à l’autre, le collectif,
la norme, le politique, l’érotisme, la fantasmagorie, l’inconscient,… ».
[7] De la démocratie en Amérique (Garnier-Flammarion, 1981, vol. 2, p. 127).